Conférence « Antiquité et Islam » par J. Bouineau disponible en ligne

illustration : Averroès. Détail de la fresque d’Andrea di Bonaiuto, Trionfo di San Tommaso d’Aquino, Chapelle des Espagnols, Santa Maria Novella, Florence, 1365-1368.

Nous remercions grandement le Professeur Jacques Bouineau de nous avoir transmis le texte de sa conférence prononcée le 16 mai 2023 au Lycée Louis-le-Grand*.

*La base de cette contribution se trouve dans : Jacques Bouineau, « Introduction historique aux journées de Tanger », in Sylvie Ferré-André (dir.), Vers la création d’un ordre juridique pour la Méditerranée ?, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 17-25.

La marque de l’Antiquité sur la culture du bassin méditerranéen crée un état d’esprit particulier, celui que nous recouvrons, au sein de « Méditerranées »[1], du nom de « romanité », tout fait d’héritage et d’interférences, de repères communs et de cris de déchirures.

S’il est vrai que le droit romain constitue la matrice pour les droits du nord et du sud dans le droit contractuel[2], il est faux de prétendre que la seule source du droit familial méridional découle de la sharî’a, même si son influence est très forte[3].

Pour un publiciste, un des legs les plus fondamentaux du droit romain réside dans le concept de res publica. Pour des raisons historiques – la péninsule arabique n’est pas constituée en État avant l’Islam et, zone périphérique de l’Empire romain, elle subit une romanisation d’autant plus superficielle que celle-ci vient heurter les intérêts des chefs locaux –, la notion ne passe pas aux cultures du Sud. S’y substitue le concept d’umma[4].

Si l’on s’en tient à la lettre, les différences se creusent jusqu’à devenir divergences. Si l’on veut (et aujourd’hui il faut) faire un effort, il convient de quitter les contradictions d’apparence. Il convient de remettre en cause le handicap que constitue pour le Sud l’absence de res publica, et la fragilité que constitue pour le Nord les coups de boutoir portés contre ce même concept de res publica.

Pour Abdel Aziz, « le droit romain… [représente]… le dernier bastion de la résistance égyptienne à l’anglicisation du système juridique tentée par les Britanniques. Le droit romain était perçu comme un véritable symbole de liberté et de revendication d’indépendance politique vis-à-vis de la Grande-Bretagne[5]. »

En 1918, la commission mise en place l’année précédente par le Conseil des Ministres britannique informe qu’elle a rédigé plusieurs codes (pénal, procédure pénale, procédure civile et obligations) et de nombreuses lois ; ces textes s’éloignaient de la matrice romaine et faisaient passer dans la législation égyptienne le droit anglo-indien. Les juristes égyptiens s’insurgent ; la Gazette des Tribunaux Mixtes[6] s’insurge : « … il serait inutile et inopportun d’adopter le langage anglais si le fond du droit reste latin comme il l’est aujourd’hui… Nous nous sommes affiliés aux nations continentales de l’Europe latine pour vivre de leur pensée juridique et nous nous sommes nourri l’esprit de leurs méthodes et de leur conception en matière de droit. Or, ces méthodes et ces conceptions sont différentes des méthodes et des conceptions anglaises… Un monde sépare les deux conceptions… » Le journal parle plus loin de l’esprit de la législation d’origine latine mûrie par des siècles d’un « génie propre, fait de mesure et de clarté ».

La fronde est d’autant plus forte que les Égyptiens souhaitent obtenir leur indépendance et que cette tentative d’imposer le droit britannique fait se lever deux fortes personnalités : Saad Zghloul et Abdel Aziz Fahmy.

Le droit musulman est « un système casuistique », car les juristes musulmans « étaient peu enclins aux abstractions, incapables ou peu soucieux d’élaborer les principes généraux du droit… [en] droit islamique… [on] privilégie une approche plus casuistique que dogmatique[7] ».

Enfin, dans l’esprit, droit romain et droit musulman reposent sur la notion d’équilibre, qu’il s’agisse de règles qui peuvent sembler relever de la philosophie du droit et que l’on retrouve chez Ulpien[8], des principes généraux du droit[9], ou du droit public, telle la notion de majorité comme source de légitimité[10], et bien d’autres exemples pourraient être fournis.

Quant aux corpus de référence, le droit romain possède dans son dernier état (c’est-à-dire sous Justinien) un code (les constitutions impériales), des pandectes (ou digeste, c’est-à-dire les avis des jurisconsultes), des institutes (un enseignement) et des novelles pour ce qui arrive par la suite ; le droit musulman possède un texte de base (coran), des commentaires autorisés (sunna), lesquels constituent la sharî’a, complétée par des lois (fiqh) destinées à régler ce qui ne l’avait pas été par la sharî’a, mais qui découlent d’elle.

Il faut en outre replacer le Coran dans son contexte culturel arabique : « Le Coran est sans doute un texte de l’Antiquité tardive, mais c’est plus encore un texte composé en Arabie, vers la fin de l’Antiquité tardive[11] ». Tout d’abord on doit noter que plusieurs mots arabes ont été empruntés au perse, comme tâj (couronne), diwân (archive, chancellerie), jund (troupe armée) pour ne prendre que des exemples à connotation juridique[12] ; d’autres découlent de langues beaucoup plus anciennes, comme l’égyptien hiéroglyphique où le « corps » se dit gsm, comme actuellement dans le dialectal cairote. Il faut aussi mentionner les héritages judaïque, chrétien etc. En effet, au ive siècle de l’ère commune, tandis que les dirigeants éthiopiens se convertissent au christianisme de Byzance, ceux de Himyar[13] au Yémen embrassent le judaïsme, ce qui se termine par des guerres, des massacres et en définitive par une forte présence judaïque[14] dans le sud de la péninsule arabique peu avant l’arrivée de Mahomet.

Pour tenter de comprendre ce qu’il y a d’authentiquement antique ou de simplement antique d’apparence dans l’islam, il faut donc descendre dans le texte et le contexte.

Mais avant même de se lancer, il faut dire un mot du Coran[15]. Al-qur’ân signifie « la récitation », car l’asymptote du bon musulman est d’apprendre le texte par cœur et de le réciter. Dogmatiquement : le Coran est incréé et a été mis par écrit par Mahomet sous la dictée de l’ange Gabriel qui lui a même fourni la plume pour écrire, à lui qui était illettré. Historiquement, c’est beaucoup plus compliqué : on ne sait ni quand, ni où ce texte a été composé. Ce qui est certain, c’est que sa rédaction s’est étalée dans le temps, qu’on a mis ensemble des morceaux de phrases qui venaient peut-être de Mahomet et qui avaient été notés à la hâte sur n’importe quel type de support par ses premiers sectateurs, que le troisième calife, Uthman, a mis cela en forme en détruisant tout le matériel antérieur et en établissant un ordre qualifié de dogmatique. Si on va encore plus loin dans la recherche de compréhension, c’est un texte extrêmement composite, qui emprunte à beaucoup de cultures, qui traduit parfois maladroitement une grande quantité de mots étrangers et dans lequel on peut distinguer nettement deux temps de rédaction : les sourates mecquoises (les premières) et les sourates médinoises (les suivantes), qui toutes portent un nom et qui toutes sont divisées en versets, qui eux n’ont pas de titre. Par exemple la notation : XCII/IV, 34 (al-nisâ’, les femmes), signifie qu’il s’agit de la 92e sourate dans l’ordre chronologique, ce qui correspond à la 4e sourate de l’ordre dogmatique. Cette sourate a été composée de pièces et de morceaux épars, réunis là à des époques différentes : les premiers éléments datent d’un temps où beaucoup de juifs se trouvaient à Médine ; les éléments les plus récents sont postérieurs à 652 (bataille d’Uhud, dans laquelle les conservateurs triomphent). La sourate est consacrée à des sujets divers, mais dont beaucoup concernent les femmes, d’où son titre.

L’islam hérite donc de manière immédiate de l’Antiquité romaine tardive méditerranéenne et de manière médiate des composantes de cette dernière : l’Antiquité grecque, syriaque, zoroastrienne, mésopotamienne, égyptienne[16]… Prenons un seul exemple : le site de La Mecque.

Dans l’Arabie pré-islamique, les temples sont souvent communs à plusieurs divinités. « Ce n’est pas sans rappeler le temple de La Mecque, voué à Hubal, mais aussi à Allah[17] ». Hubal est une divinité pré-islamique, représentée sous une forme humaine et installée dans la Ka’ba, comme le dieu Isâf et la déesse Nâ’ila, qui sont des humains métamorphosés en pierre[18].

On rencontre concrètement deux sortes de bâtiments : les temples (mahram[19]) et les sanctuaires (bayt[20]). La Mecque est un mhrm, c’est-à-dire « une vaste zone sacralisée englobant La Mecque, qui était délimitée par des bornes[21] », la Ka’ba un byt au centre du mhrm. Cette structure reprend celle du sanctuaire du dieu Nakrah, situé à Darb al-Sabi, situé dans les environs de Barâqish, dans le sud du Yémen.

Le pèlerinage à La Mecque, daté avec précision dès celui de Mahomet que l’on appelle le « pèlerinage de l’Adieu[22] » (an 10 de l’hégire, soit 632) a eu lieu début mars, ce qui correspond aux « derniers jours de la première décade du mois sabéen de dhû-abhî », lequel mois était le dernier de l’année et tombait avant l’équinoxe de printemps, soit fin février/début mars. Or, le pèlerinage du dieu sabéen Almaqah, qui avait lieu au temple de Marib[23], avait précisément lieu à ce moment-là de l’année. Quant au calendrier de l’islam, il « imitait un calendrier voisin, sans doute le calendrier himyarite (une variante du calendrier sabéen, et, en remontant encore plus loin dans le temps, du calendrier babylonien)[24] ». C’est Mahomet qui, en 632, a refondu le calendrier en le transformant en calendrier purement lunaire[25], et en le faisant débuter au moment de l’hégire[26].

Jacques Bouineau, Professeur émérite d’Histoire du Droit.


[1] https://asso-mediterranees.org/rates-faq/ 

[2] V., par exemple, l’étude de Hassan Abd El-Hamid, « Politique, droit et commerce dans la civilisation musulmane », Méditerranées 32, 2002, p. 27-61.

[3] Se reporter à l’ouvrage du Premier président de la Cour de cassation égyptienne, Abdel-Aziz Bacha Fahmy, Brocards romains et proverbes musulmans, Le Caire, 1950, réédité depuis par l’Isprom  (Istituto di studi e programmi per il Mediterraneo) sous le titre Règles et textes juridiques romains traduits en arabe par Abd El-Aziz Fahmi Basha, Sassari-Paris, Isprom-Publisud, 2013, XXXII + 191 p. ; v. aussi Jeanne Ladjili-Mouchette, Histoire juridique de la Méditerranée droit romain, droit musulman, Tunis, Université de droit, d’économie et de gestion, 1990, 728 p.

[4] Hassan Abd El-Hamid, « Umma, khilâfa, citoyen : réflexions sur quelques conceptions fondamentales du droit public musulman », Méditerranées 9, 1996, p. 25-41.

[5] Massimo Papa, « La “traduction” de Abdel Aziz Fahmy entre droit romain et droit musulman », in Abdel-Aziz Bacha Fahmy, op. cit., p. XIII-XXI.

[6] N° IX, 1918, rapporté par Massimo Papa, op. cit., p. XV.

[7] « Par conséquent, au lieu d’élaborer un traité général et abstrait à appliquer aux différents types de contrats, les juristes des différentes écoles inséraient chaque contrat dans des catégories de contrats appelés al-‘uqud al mu’ayyana et analysaient ensuite le contrat spécifique pour en extraire des règles de portée générale », Idem, p. XIX.

[8] Par exemple : « Le droit est l’art du bien et de l’équitable », Abdel-Aziz Bacha Fahmy, op. cit., p. 33.

[9] Le fameux Nemo auditur… (« Personne n’est admis ou écouté s’il se prévaut de sa propre turpitude »), Abdel-Aziz Bacha Fahmy, op. cit., p. 182, ou encore « Personne n’est condamné sans avoir été entendu ou appelé », ibid., p. 183.

[10] Quod omnes tangit ab omnibus approbetur, « ce qui a été fait publiquement par la plus grande partie ou par la majorité se rapporte à tous » (Digeste) (Abdel-Aziz Bacha Fahmy, op. cit., p. 18), qui sera du reste repris au Moyen Age.

[11] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Études sur le contexte et la genèse du Coran, Paris, Cerf, 2019, p. 137.

[12] Mais il s’en trouve dans tous les domaines : v. Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Études…, op. cit., p. 176.

[13] Le royaume de Himyar a été fondé v. 110 av. l’ère commune. En 370 de l’è. c., il se convertit au judaïsme.

[14] On connaît l’existence de tribus arabes converties au judaïsme et vivant dans la péninsule arabique. V. Christian Julien Robin (dir.), Le judaïsme de l’Arabie antique, actes du colloque de Jérusalem (février 2006), Turnhout, Brepols.

[15] Je recommande la version bilingue de Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh, Vevey, Aire, 2008, 579 p., disponible en ligne (https://www.academia.edu/58268721/Le_Coran_texte_arabe_et_traduction_française_par_ordre_chronologique_avec_renvoi_aux_variantes_aux_abrogations_et_aux_écrits_juifs_et_chrétiens_3ème_édition_2018)

[16] Rien d’étonnant à ce que la notion de cosmopolitisme figure dans la culture islamique ; v. Hassan Abd El-Hamid, « L’homme cosmopolite dans la pensée du soufisme musulman », Méditerranées 25, 2000, p. 91-112.

[17] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Études…, op. cit., p. 115.

[18] Iidem, p. 134-135.

[19] mhrm dans les inscriptions sudarabiques préislamiques. Le langage sudarabique est en fait le sabéen [le monde sabéen renvoie à la secte des Sabéens du Coran et non aux sujets du royaume de Saba’], écrit dans une langue que les arabes nomment musnad.

[20] byt dans les inscriptions sudarabiques préislamiques.

[21] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Études…, op. cit., p. 118.

[22] Mahomet est mort trois mois plus tard.

[23] À 120 km à l’est de San’â’.

[24] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Études…, op. cit., p. 120.

[25] Le calendrier précédent était certes lunaire, mais corrigé par des jours intercalaires pour rester en phase avec les saisons. Les foires de La Mecque étaient fixées en fonction des saisons et non pas de la lune, et donc en modifiant le comput, Mahomet sépare le pèlerinage de la saison, ce qui aboutit à ruiner les riches marchands mecquois adversaires de Mahomet.

[26] Qui est certes la sortie de Mahomet de La Mecque, mais qui est surtout celle de son arrivée à Yatrib et le point de départ de sa théocratie dans celle qui est devenue Médine (c’est-à-dire medinat al-nabî, la ville du prophète). Les premières années du calendrier musulman renvoient donc aux années de règne de Mahomet, comme c’était traditionnel en Orient ancien.

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